CHAPITRE VI

Écrire ces pages est pour moi une distraction. Mais une distraction parfois bouleversante. Remuer le lointain passé me plonge dans le désespoir. Je suis seul, maintenant, depuis plus de cent « rations ». Une solitude écrasante, insoutenable.

Il y a quelques heures, la pression du silence, du regret, du dégoût et peut-être de la déraison m’a poussé à vouloir mourir. J’étais convaincu que jamais, plus jamais, je ne reverrais les autres, que j’étais condamné à tourner en rond dans ma propre cervelle. Je me suis jeté la tête contre les murs. Mais bien en vain. Les murs élastiques me faisaient rebondir comme une balle. J’ai tenté de m’étrangler avec mes propres mains. Mais c’est une chose impossible. Dès que l’on commence à étouffer, l’étreinte se relâche.

J’ai alors essayé de m’ouvrir une veine avec une des lamelles du petit peigne que je possède. Mais j’en ai été empêché, car ils veillent. Leur surveillance – oh ! je le savais déjà – n’est jamais prise en défaut. Comment ils l’exercent ? Je n’en sais rien. Et les autres non plus n’en savent rien. Nous ne faisions que constater qu’elle existe.

Je m’étais à peine fait une petite écorchure au poignet que mes bras ont été paralysés. Et la paralysie a duré une heure. C’est la troisième fois qu’ils m’empêchent de mourir. Car j’avais essayé deux fois quand j’étais encore avec les autres.

Alors autant continuer ce récit.

Je suis arrivé sur la planète Sérigny le 25 novembre 2140. Luigi Shraf et mon frère Georges étaient venus m’attendre, avec le directeur de la mission et quelques autres amis, sur le petit astroport aménagé près de Brinx. Tous savaient, naturellement, ce qui m’était arrivé, et même tous s’étaient occupés à en rechercher la cause. Mais savoir et voir sont deux choses. Quand je sortis de l’astronef – cassé littéralement en deux pour pouvoir franchir l’ouverture – et que je me redressai, je lus dans leurs yeux à tous une étonnante stupeur.

Ils restèrent un moment figés, à me regarder comme si j’étais une créature inconnue.

Ce fut Luigi qui, le premier, prononça les paroles qu’il fallait. Il eut un large sourire et s’écria sur un ton joyeux :

— Eh ! voilà notre grand homme… Il est immense, mais il a une mine superbe… Salut, André ! Nous sommes tous très heureux de te revoir… Tu es réellement formidable…

Je souris. Je répondis sur le même ton :

— Et vous n’avez encore rien vu ! Qu’est-ce que vous direz dans six mois !

Le ton était donné. Un ton d’humour amical dont nous ne devions plus nous départir par la suite. Tous avaient immédiatement compris que c’était la meilleure façon de me rendre la vie supportable.

Seul, mon frère Georges, tout au début, se montrait un peu crispé. Je sentais que sa désolation était grande de me voir dans une situation pareille. Mais il se mit vite au diapason.

Ne valait-il pas mieux rire de mon « infirmité » – qui d’ailleurs n’en était une que par rapport à mes semblables – plutôt que d’en pleurer ?

Ah ! j’avais eu mille fois raison de penser que sur Sérigny je reprendrais quelque goût à la vie ! Tous ces hommes qui m’entouraient, et dont l’amitié me fut plus précieuse encore qu’elle ne l’avait été auparavant, s’ingénièrent à me faire oublier que j’étais devenu différent. Je fus touché, dès le premier jour, par toutes leurs attentions. Au camp, ils m’avaient fait aménager une habitation à ma mesure. La hauteur entre le plafond et les portes avait été très largement calculée. Le lit avait quatre mètres de long. Je pouvais encore grandir ! Il en était de même pour les tables, les chaises. On avait même construit pour moi un hélicab spécial.

Au mess, où nous prenions généralement nos repas en commun, j’avais l’air de trôner sur une sorte d’estrade, de présider. En mon honneur, on avait corsé le menu. Le directeur de la mission fit un petit discours, fort bien tourné, plein de gentillesse, émaillé de propos plaisants. Il alla même jusqu’à se demander – pour me réconforter sans doute – si je n’étais pas un « mutant », le représentant de quelque future grande espèce…

J’avoue que c’est une pensée qui ne m’était pas venue. Ni à ceux qui, sur la terre, m’avaient soigné. Je doutai qu’elle fût exacte… Mais elle me flatta et effectivement me réconforta.

Dans Brinx, où ma venue avait été annoncée, les choses se passèrent exactement comme je l’avais imaginé. Les premiers jours, dans cette petite ville, où d’ailleurs je connaissais déjà beaucoup de monde, je fus évidemment un objet de curiosité, mais de curiosité discrète. Ensuite, très vite, on s’habitua à moi. Et mes rapports avec la population s’établirent sur le même pied qu’avec mes camarades de la mission scientifique : un mélange de cordialité et d’humour.

Oui, la vie serait redevenue pour moi tout à fait supportable si je n’avais pas eu, sur la Terre, une femme et un fils auxquels je pensais souvent…

J’avais tout simplement repris des occupations habituelles. Je faisais de grandes randonnées sur la planète, tantôt avec mon frère ou Luigi, tantôt seul. J’aimais bien être seul, marcher dans la nature. Je perdais alors presque totalement – faute de points de comparaison – le sentiment de ma différence. J’avais en revanche la sensation d’être un homme sain, robuste, parfaitement lucide.

Je découvris de nouveaux gisements de métaux : cuivre, or, argent, étain, et même quelques métaux rares, très précieux pour certaines industries, notamment celles de l’astronautique.

J’eus de longues et bonnes conversations avec mon frère et avec Luigi. C’étaient eux – et surtout mon frère, le biologiste – qui s’étaient le plus dépensés dans la recherche des causes de mon « accident de croissance ». Georges avait inventorié et examiné des milliers d’espèces d’insectes. Il avait fait des prélèvements de leurs sécrétions, de leurs venins, s’était livré aussi à d’innombrables tests sur des tas de mammifères. Il avait coopéré ardemment avec le groupe de biologistes qui étaient venus sur Sérigny afin d’y enquêter sur mon cas. Même depuis que j’étais de retour à la mission, il continuait ses recherches. Mais sans le moindre résultat.

— J’en viens, me dit-il, à penser que ce que notre patron a lancé un peu comme une boutade est peut-être vrai. À savoir que tu es un « mutant ».

Si j’étais un « mutant », ma mutation, en tout cas, continuait. Je ne cessais pas de grandir et de grandir vite. Au début de l’année – ma taille atteignit trois mètres. Mais j’en fus moins ému que je ne l’avais été, quelques mois plus tôt, lorsque j’avais dépassé les deux mètres. Il m’était même venu une sorte de sérénité qui ne s’évanouissait que lorsque je pensais à Mérinda. Et j’y pensais assez souvent, car elle m’écrivait d’une façon régulière. Ses lettres étaient pleines de tendresse. Mais elles avaient un peu le ton de celles qu’un laïc envoie à un de ses parents entré en religion et qu’il ne reverra jamais.

Ces lettes, assurément, me faisaient plaisir. Mais en même temps elles me déprimaient…

J’étais retourné plusieurs fois – tout seul – à l’endroit où j’avais eu l’affreux cauchemar que j’ai raconté, et où j’avais attrapé la méchante fièvre qui devait avoir des effets si funestes – si tant est que ma croissance était effectivement en rapport avec cette fièvre. Bien que Luigi et mon frère fussent revenus à plusieurs reprises à ce même endroit, y eussent ramassé tous les insectes qu’ils y trouvaient et recueilli des spécimens de toutes les plantes, j’espérais vaguement découvrir quelque indice qui leur eût échappé.

Sur des centaines de mètres carrés, autour de l’endroit où je m’étais endormi, j’examinai le terrain pouce à pouce. Je mis dans une boîte quelques bestioles qu’il me semblait ne pas avoir vues parmi celles que mon frère avait examinées. Je me trompais. Il en avait déjà ramassé – et étudié – de semblables. J’analysai la terre, les roches. Elles ne présentaient aucune anomalie. Mais bientôt je jugeai inutile un tel travail qui, au reste, avait déjà été fait vingt fois par d’autres.

Dès lors, je me contentai de me laisser vivre, exécutant ponctuellement et avec beaucoup de soin le travail qui m’était confié.

Le printemps, dans la région de Brinx, était merveilleux. La mer, près de notre camp, prenait des couleurs extraordinaires. Sérigny était réellement une très belle planète. Je me baignais beaucoup. Je faisais du sport, mais on ne voulait pas de moi dans l’équipe de basket-ball de la ville ! Et c’était encore l’objet de plaisanteries amicales. Jamais je ne m’étais aussi bien porté. Jamais je n’avais été dans une forme aussi magnifique. Je crois bien que j’aurais battu tous les records olympiques !

Le 7 mai – juste un an après le cauchemar et la piqûre, c’est-à-dire le jour même où l’on fêta mes vingt-neuf ans – un triste événement survint dans notre mission.

Serge Golomez, le psychanalyste du camp, un garçon que j’aimais beaucoup et qui m’avait beaucoup aidé, par ses conversations, à m’adapter à ma condition nouvelle, disparut.

Il avait quitté le camp le matin pour aller, disait-il, faire une promenade à pied. Il avait annoncé qu’il serait de retour pour le repas de midi.

Pendant le déjeuner, personne ne s’aperçut de son absence, et personne, en tout cas, ne s’en inquiéta. Mais, le soir, il n’était pas rentré. La nuit s’écoula sans qu’on le revît. À l’aube, plusieurs d’entre nous partirent à sa recherche, les uns à pied, les autres dans des hélicabs, afin d’explorer plus rapidement la région.

Il n’avait pas dit où il allait, mais de toute façon il n’avait pu aller très loin. Notre inquiétude était d’autant plus grande que c’était un homme très ponctuel. Pour une simple promenade pédestre, il n’avait pas emporté son émetteur de radio.

Sans doute avait-il longé la plage. Il adorait, comme nous tous d’ailleurs, le bord de la mer. Mais jusqu’à vingt kilomètres du camp, aucune trace de lui ne fut retrouvée sur l’immense étendue de sable doré. Peut-être s’était-il baigné et noyé ? Il était excellent nageur, mais avait pu avoir un malaise. Dans ce cas, toutefois, la marée montante aurait rejeté son cadavre.

Nous avons exploré vainement, pendant trois jours, tous les bois environnants, toutes les vallées, tous les recoins déserts. Avant que la semaine fût achevée, il fallut se rendre à l’évidence : il avait dû lui arriver malheur. J’en étais très peiné.

Au mess, on évoqua les deux disparitions qui s’étaient déjà produites l’année d’avant, celle de l’ingénieur chimiste, Harry Solster, et celle d’une femme médecin de Brinx. D’après la description que l’on me fit de cette dernière – une jolie jeune femme rousse, au nez légèrement retroussé, aux yeux vifs et malicieux, et qui s’appelait Helena Clarky – je me souvins l’avoir rencontrée autrefois. Elle m’avait soigné une blessure que je m’étais faite à une main, et nous avions bavardé gaiement. Je l’avais revue ensuite à plusieurs reprises. Je connaissais aussi un peu Harry Solster.

Trois disparitions en moins d’un an, dans une communauté aussi petite que celle que constituait la population humaine sur la planète Sérigny, c’était beaucoup. S’agissait-il d’imprudences qui avaient eu des effets dramatiques ? Ou existait-il sur cette planète des dangers que nous ne connaissions pas encore ? Nous nous posions la question. Mais nous pensions que la première hypothèse était la bonne : une série malheureuse et qui, probablement, ne se renouvellerait pas.

Ce fut la semaine suivante que survint l’événement majeur de ma vie. Car ma « croissance insolite », contrairement à ce que je pensais, n’était pas encore l’événement majeur…

Ce matin-là, je m’étais levé comme de coutume, très tôt. Il faisait un temps brumeux, ce qui était rare en cette saison. J’achevai un rapport que j’avais commencé la veille et, vers 9 heures, je me rendis au mess pour y prendre une tasse de café. Le courrier de la Terre venait d’arriver – ce courrier bihebdomadaire que tous les membres de la mission attendaient avec impatience. J’avais naturellement une lettre de Mérinda. Le ton était un peu différent de celui dont elle usait précédemment. Non qu’il fût plus froid, mais je percevais à travers les lignes je ne sais quoi de nouveau.

« Je me tourmente beaucoup, disait-elle. Je ne devrais pas te dire cela, mais j’ai de plus en plus l’impression, mon chéri, que je ne te reverrai jamais. Les paroles que tu m’as dites avant de me quitter me reviennent sans cesse à la mémoire. Ah ! tout cela est affreux. Tu ne peux pas savoir à quel point je m’ennuie, à quel point la vie est vide et sans but pour moi… »

Cette lettre me déprima énormément. Je n’imaginais que trop bien le tourment dans lequel vivait ma femme. Je ne lui avais pas caché que j’avais continué à grandir (elle l’aurait d’ailleurs appris par les journaux). Je mesurais maintenant trois mètres dix. Si le rappel qu’elle me faisait des paroles que je lui avais dites avait un sens, c’est qu’elle aspirait maintenant à recouvrer sa liberté. Et comme je la comprenais ! Comment aurais-je pu l’en blâmer ? Elle n’osait pas, par délicatesse, me poser la question directement. Mais elle me la suggérait…

Que lui répondre, sinon qu’il n’était pas dans mon intention de la laisser se morfondre toute sa vie ? Je n’avais pas le droit de faire d’elle une malheureuse…

Je voulus cependant réfléchir à la façon dont je lui dirais tout cela. Et pour réfléchir à mon aise, je sautai dans mon hélicab et filai vers les montagnes de l’ouest, après avoir prévenu mon frère que je ne rentrerais que le soir. Je voulais aussi marcher, marcher longtemps, au milieu de la nature. Depuis toujours, c’était pour moi une façon de me calmer quand j’étais énervé, de retrouver ma sérénité.

La lettre que je voulais envoyer à Mérinda n’est jamais partie. Elle n’a même jamais été écrite. Et je n’ai jamais su exactement ce que ma femme avait en tête, ce qu’elle attendait de moi. Je préfère ne plus y penser.

J’ai dit que ce matin-là il faisait un temps brumeux. Mais je retrouvai le soleil dans les montagnes. J’avais atterri en un point où le paysage était magnifique et la vue très étendue. De tous côtés s’ouvraient de belles vallées où, un jour, seraient construites des villes.

Je me mis à marcher rapidement, à grands pas – je faisais des pas immenses – le long d’une ligne de crêtes. Mais je ne regardais guère le superbe panorama qui s’offrait à mes yeux. J’étais plongé dans mes soucis. Peu à peu cependant, la marche exerça sur moi son action bienfaisante. Je pus réfléchir posément au problème que me posait la lettre de Mérinda. Il était clair que je devais non seulement renoncer à ma femme, mais même renoncer à tout jamais à l’amour. C’était ce que j’avais l’intention de lui dire…

Vers midi, j’eus faim, ce qui était un bon signe. L’appétit va généralement de pair avec la paix du cœur. J’étais triste, mais résigné.

Je retournai vers mon hélicab, où j’avais laissé ma provision. Ma rapide randonnée pédestre m’avait creusé l’estomac. Je mangeai copieusement, à l’ombre d’un arbre, en contemplant maintenant le paysage. Le temps était devenu orageux, lourd. Il faisait très chaud. De gros nuages roulaient dans le ciel. Un très beau spectacle.

Je me sentis gagné par le sommeil. Pourquoi ne pas faire une sieste ? Je me rappelai ce qui m’était arrivé l’année d’avant. Mais que risquais-je ? Une piqûre de quelque mystérieux insecte ? Bah ! je ne pouvais pas grandir davantage !

Mes yeux se fermaient. Je m’endormis.

J’eus alors le même cauchemar qu’un an plus tôt : de grands oiseaux noirs qui planaient au-dessus de moi. Et la sensation d’étouffement. Il me semblait aussi entendre des grondements de tonnerre lointains.

Cela dura je ne sais combien de temps. Mais qui pourrait dire exactement ce que dure un rêve ? Les psychologues n’affirment-ils pas qu’ils sont toujours très brefs ?

En tout cas, je devais avoir, à mon réveil, une effarante surprise. Si effarante que, pendant un long moment, je me demandai si je ne rêvais pas encore, si mon cauchemar n’avait pas pris une autre forme.

Quand j’ouvris les yeux, en effet, je ne vis pas le ciel, mais un plafond, un plafond bizarre, d’un gris verdâtre. Autour de moi, tout près de moi, des murs de la même couleur que le plafond. Quatre murs.

J’étais dans une sorte de cellule close de tous côtés. Pas de fenêtre. Pas de porte, du moins pas de porte apparente. Je baignais dans une lumière étrange, verdâtre elle aussi, et qui semblait faible. Pourtant, lorsque je mis ma main devant mon visage, je la vis très distinctement.

C’était incroyable.

« Je rêve ! » pensai-je, alors que je ne l’avais pas pensé durant la première partie de ce cauchemar, celle des oiseaux noirs aux grandes ailes.

Des minutes s’écoulèrent sans que rien survînt. Je n’osais pas bouger. J’espérais que j’allais m’éveiller, revoir le ciel, les arbres, le paysage. Car je savais très bien où je m’étais endormi, et dans quelles circonstances. Le silence était épais.

Finalement, je me levai et tâtai les murs. Ils étaient mous, légèrement visqueux, mais ils résistaient à une pression, comme l’eût fait du caoutchouc. Je cherchai la source de la lumière, mais ne la trouvai point.

« Où suis-je ? » me demandai-je.

Une heure s’écoula, puis une autre heure. Je regardais souvent ma montre qui marchait encore très bien. Ce cauchemar était interminable. Mais était-ce bien un cauchemar ?

Je prêtai l’oreille. Pas le moindre bruit. Mais de temps à autre il me semblait percevoir comme un très léger tangage. Était-ce une illusion ?

Pendant de longues heures, je gardai la sensation que je rêvais. Il n’y avait pas d’autre explication possible. Pourtant, les rêves n’ont jamais cette monotonie.

Brusquement, je sursautai. Il y avait eu comme un déclic. La seconde d’après, un second déclic s’était produit. Je regardai du côté où ce bruit s’était manifesté. À ma grande surprise, je vis alors une sorte de tablette qui semblait être sortie horizontalement du mur, et sur cette tablette, un récipient qui ressemblait à une petite cuvette profonde.

Je me levai et regardai. Dans le récipient, je vis je ne sais quoi de jaunâtre et de gélatineux – une sorte de bouillie épaisse.

Pour la première fois, alors, germa dans mon cerveau la pensée que j’étais prisonnier, que j’avais été capturé. Mais par qui ? Et pourquoi ? Je préférai supposer que mon cauchemar prenait une nouvelle tournure.

Mais des heures s’écoulèrent encore. Rien, le silence. Rien d’autre que, parfois, ce léger tangage que j’avais déjà perçu.

Une journée entière s’écoula. Puis une autre. J’avais faim. Le récipient posé sur la tablette, je ne pouvais guère en douter, contenait une nourriture qui m’était destinée. Mais je m’étais gardé d’y toucher. Tout juste avais-je flairé cette bouillie. Il s’en dégageait une odeur indéfinissable. En revanche, je bus. Un mince filet liquide sortait d’un petit trou dans le mur et se perdait dans une ouverture au niveau du sol. Ma soif était devenue intolérable. Je pris un peu de ce liquide dans le creux de ma main et le goûtai. C’était de l’eau, avec une vague saveur de citronnelle. J’en bus, modérément d’abord, puis en plus grande quantité.

Bientôt, le sommeil m’accabla. Je m’endormis après avoir remonté ma montre. Je dormis environ sept heures, d’un sommeil troublé par quelques cauchemars, mais tout autres que celui que je vivais. Et quand je rouvris les yeux, je revis le plafond et les murs verdâtres.

La faim me tenaillait. Puisque l’eau ne m’avait causé aucun malaise, je me décidai à goûter la bouillie. Près de la cuvette, j’avais découvert une sorte de cuiller métallique. Je fis la grimace. Pas fameuse, cette nourriture ! Pourtant, elle n’était pas absolument rebutante. Je vidai le récipient. À peine l’eus-je reposé sur la tablette que j’entendis de nouveau un déclic. Cette fois, je vis ce qui se passait. Une trappe s’était ouverte. La tablette disparut, puis reparut avec un récipient plein. La trappe se referma. Cela n’avait duré qu’une fraction de seconde. Tout à fait étrange… Mais je n’avais plus faim… Je dois même dire que je me sentais mieux…

Même pendant les journées qui suivirent, je gardai vaguement la conviction que tout cela n’était pas réel, que j’allais me réveiller pour de bon. Mais le tangage léger que je ressentais de loin en loin m’intriguait. Étais-je dans un véhicule ? Et où me menait-on ? Et si j’étais prisonnier, que me voulaient mes geôliers ? Qui étaient-ils ? Pourquoi ne s’étaient-ils pas encore montrés à moi ?

La solitude me pesait terriblement. C’était la même solitude affreuse que celle que je connais en ce moment, dans un décor à peu près identique, et éclairé par la même lumière bizarre. Si j’avais eu un livre, j’aurais pu lire. Mais je n’avais rien d’autre sur moi que ma montre, un carnet de notes encore vierge – ce même carnet sur lequel j’écris en ce moment – un crayon à bille, un peigne, un fume-cigarette, deux ou trois piécettes, un paquet de cigarettes et mon briquet.

Pour me distraire, je fumai. Les cigarettes ne durèrent pas longtemps…

« Je rêve ! persistais-je à me dire. Il est possible qu’un homme qui grandit, un homme de trois mètres dix, ait des rêves plus démesurés que ceux des gens normaux. »

J’étais ainsi enfermé depuis sept ou huit jours – je ne sais plus au juste – lorsque j’eus brusquement la sensation, et la certitude, que j’étais à bord d’un astronef. Cette pensée ne m’avait pas encore effleuré. Mais le doute n’était pas possible. Le léger tangage, pendant une minute, s’était amplifié, et j’avais éprouvé alors les malaises si caractéristiques – bien que très supportables – que cause la décélération… L’atterrissage, maintenant, était proche.

C’est ainsi qu’ils avaient mis la main sur moi et m’emmenaient sur une autre planète.